À LA RECHERCHE DE BOURGUIBA AU CAIRE
Dans l’histoire de chaque nation il y a un homme ou une femme qui a laissé sa marque sur son pays, et réussi à marquer profondément sa destinée. D’aucuns laissent un triste souvenir, et les exemples abondent jusqu'à nos jours; cependant d’autres laissent un patrimoine exceptionnel, qui n’aurait pu être réalisé en l’absence de cette personne.
La Tunisie est bénie, d’abord parcequ’elle fut le point de départ de l’Andalou Abdel-Rahman Ibn Khaldoun, père de la géographie sociale au quatorzième siècle, puis parcequ’elle fut le pays natal de Habib Bourguiba, qui a mené sa lutte de libération jusqu’à l’indépendance en 1956. Le fait que Bourguiba ait réussi à sauver la Tunisie du colonialisme français est naturellement dû à plusieurs facteurs. Bourguiba en fut quand même l’enclencheur et un catalyseur tenace suffisamment réaliste pour ne pas tenter de mettre un revolver sur la tempe de la France. Au contraire, il a aidé l’adversaire à comprendre la logique sous-tendant les facteurs justifiant d’accorder à la Tunisie son indépendance, et à acquérir la conviction que cette indépendance allait dans l’intérêt de la France elle-même. L’interlocuteur principal de Bourguiba était Pierre Mendes-France, politicien juif de gauche bien connu, qui est devenu Premier Ministre sous la Quatrième République in 1954. Mendes-France comprenait bien Bourguiba, et pouvait s’y mettre dans ses chaussures. Ce dernier aussi n’avait aucun problème de comprendre son interlocuteur. Les deux hommes pouvaient s’engager à parler de l’indépendance de la Tunisie, qui fût achevée en 1956. Éventuellement la France fit ce que Bourguiba et le peuple tunisien voulaient réaliser au départ, à savoir accorder au pays son indépendance avec un minimum d’effusion de sang.
La plus importante réalisation de Bourguiba fut éventuellement de réarranger les priorités des dossiers importants dans l’intérêt de la Tunisie et au bénéfice du peuple tunisien. Il a commencé par construire une infrastructure essentielle au pays, sans laquelle il n’aurait pu réaliser les changements profonds effectués par lui, et qui ont propulsé la Tunisie à un certain moment dans une trajectoire relativement plus élevée quantitativement et qualitativement, par rapport aux autres peuples et pays limitrophes.
La raison pour laquelle Bourguiba a réussi là où d’autres ont échoué est sa concentration dès le début sur l’éducation à tous les niveaux. Puis il a mis la religion à sa place, de manière à ce qu’elle ne serve pas d’argument pour entraver la lutte contre l’ignorance, l’isolement et l’emprise de la stagnation. Par la même occasion, il a libéré la femme des coutumes faussement attribuées à l’islam, ainsi que des mythologies, de l’obscurantisme social et des complications du régime judiciaire et administratif encombrant dont le seul but était d'étouffer les femmes et de les soumettre. Puis il s’est concentré sur la construction de l’infrastructure industrielle et agricole. Par conséquent, Bourguiba a pu offrir à la Tunisie et au peuple tunisien un standing respectable et distingué parmi les nations civilisées du monde.
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Bourguiba s'adressant au peuple à Sousse
en Tunisie en 1960 |
Eltaher et Bourguiba se connaissaient respectivement depuis les années trente sans s’être jamais rencontrés. Quant aux relations entre Eltaher et la Tunisie, celles-ci remontent au début des années vingt alors qu’il écrivait à propos de la Tunisie dans les journaux égyptiens et dans les publications tunisiennes. L’histoire des rapports entre les deux hommes a été relatée dans plusieurs articles et livres, et Bourguiba lui-même l’avait racontée plusieurs fois dans ses discours publics lorsqu’il était Premier ministre puis en tant que Président de la Tunisie.
Au début les deux hommes ne s’étaient jamais rencontrés, puisqu’ils vivaient dans deux pays différents. Eltaher était une personnalité bien connue en Égypte et dans le monde arabe, alors que Bourguiba était un avocat inconnu hors de la Tunisie. Lorsque Bourguiba mena un mouvement séparatiste au sein du Parti du Destour tunisien dirigé par son leader historique Abdelaziz Thaalbi, qui luttait avant Bourguiba contre la présence coloniale française en Tunisie, et créa le Parti du Néo-Destour, Eltaher prit position dans son journal contre les rebelles, de peur que le schisme ne nuise à l’avenir du mouvement national en Tunisie.